Quelles perspectives pour la Santé Mentale ?

Depuis le début de la pandémie mondiale en 2020, deux mots jusqu’ici tabous sont entrés dans le langage collectif : santé mentale. En contenant les déplacements et les interactions, la pandémie a affecté la santé mentale d’un grand nombre d’individus.

Publié le 08 septembre 2022 à 10h06

 

C’est l’un des nombreux facteurs contemporains qui, selon l’OMS, crée chez une personne sur Cinq dans le monde, des troubles psychiques. Un mal longtemps négligé qui peut-être aujourd’hui diagnostiqué et accompagné grâce au numérique. 

Pour comprendre ce qu’est la santé mentale, l’écosystème d’entreprises innovantes qui adressent déjà des solutions, et les enjeux à venir, nous avons échangé avec le Dr. Fanny Jacq, psychiatre, directrice de la santé mentale chez Qare, membre de Future4care, et présidente du collectif MentalTech. Elle nous livre sa vision et quelques axes de réflexion. 

La psychiatrie a longtemps fait figure de parent pauvre de l’innovation médicale 

La santé mentale, d’après la définition qu’en donne l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est « un état de complet bien-être physique, mental et social… dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté ». Cette définition large et positive montre bien que la santé mentale ne se réduit pas à l’absence de troubles psychiques ou de maladie, mais constitue un élément essentiel de la santé globale d’un individu. Autrement dit, il n’y a pas de santé sans santé mentale. 

Pourtant jusqu’ici la santé mentale était essentiellement associée aux troubles psychiques et pathologies psychiatriques qui incluent la schizophrénie et les autres troubles psychotiques aigus ou chroniques, les troubles bipolaires, les états de stress post traumatiques,  les troubles alimentaires, les troubles anxieux, les phobies,  la dépression, le burn-out, les addictions (aux écrans, au tabac, à l’alcool, aux drogues), les TOC, les troubles de la sphère autistique, mais aussi les troubles de la personnalité qui peuvent évoluer vers des pathologies (personnalité borderline par exemple). La manifestation de ces troubles provoque des situations cliniques très hétérogènes, avec des affections plus ou moins invalidantes ou chroniques selon les personnes. En France on estime à 12 millions le nombre de personnes concernées directement par au moins l’une de ces pathologies, soit près d’un individu sur cinq. 

Ces maladies dites mentales ont été bien longtemps (et sont encore) stigmatisées. Au début du 19ème siècle, les “asiles” comme on les appelait, étaient construits en dehors des villes. Ils disposaient de vergers, de potagers, d’animaux... afin d’être auto-suffisants et de permettre aux gens de la ville de ne pas croiser les malades.  

Aujourd’hui les asiles ont été renommés “centres hospitaliers spécialisés” (CHS) mais spécialisés en quoi ? On ne nous le précise pas, et le mot CHS est encore tabou en psychiatrie.  

De plus, la psychiatrie a longtemps fait figure de parent pauvre de l’innovation médicale. De fait, les soins psychiatriques sont sensiblement les mêmes depuis puis 70 ans. La plupart du temps ils consistent dans la recherche de symptômes lors d’un entretien, le remplissage de questionnaires par le patient, la pose d’un diagnostic par le praticien et la mise en route d’un traitement : médicamenteux et/ou psychothérapie.  

Mais avec des rendez-vous espacés de plusieurs semaines (dans le meilleur des cas), et sans rien connaître de la vie du patient ni de son environnement en dehors des consultations en cabinet, il est très difficile de développer un suivi continu et personnalisé.  

C’est pourquoi les technologies numériques, à l’image de la collecte en temps réel des données patient, sont susceptibles de révolutionner l’accompagnement des pathologies mentales, leur prévention et leur déstigmatisation. 

D’autant que la santé mentale constitue un spectre et non un phénomène binaire. Les personnes atteintes de troubles psychiques peuvent connaître un bon état de santé mentale. Et inversement, il est possible d’avoir une santé mentale médiocre sans pour autant être atteint de maladie mentale. C’est pourquoi l’on parle souvent de la santé mentale comme d’un continuum, susceptible de varier au cours de la vie par l’action d’un certain nombre de déterminants socioéconomiques, biologiques et environnementaux. 

Nous sommes face à l’un des défis économiques et sociétaux majeurs du siècle 

Les pathologies mentales occupent le premier rang des dépenses de l’Assurance Maladie. Chaque année, elle y consacre plus de 23 milliards d’euros, soit plus que les ressources allouées au cancer (18 milliards d’euros) et aux maladies cardio-vasculaires (13,4 milliards d’euros).  

Or une étude réalisée il y a quelques mois par l’Institut Sapiens pour le collectif MentalTech a montré que le développement des innovations numériques dans le champ de la santé mentale permettrait une diminution des coûts logistiques (transports, hospitalisations) et des coûts de consultation, de même qu’une augmentation du nombre de patients suivis, une amélioration du suivi, des soins et de l’observance, et une diminution du recours aux psychotropes. Le cumul de ces effets pourrait entraîner une forte baisse des dépenses, et ainsi générer 5,9 milliards d’euros par an d’économies directes et 9,4 milliards d’euros par an d’économies indirectes – soit un gain total de 15,3 milliards d’euros. Sans compter l’amélioration du bien-être mental des patients, le dépistage plus précoce des troubles, et une prise en charge plus personnalisée, rapide et efficace des troubles qui pourraient être obtenus grâce à l’introduction des technologies de e-santé mentale.  

Il aura pourtant fallu attendre la deuxième moitié des années 2010 pour voir apparaître l’innovation numérique en santé mentale, à l’image des applications mobiles Petit BamBou (2014), Kwit (2017) ou Mon Sherpa (2019). Cette lenteur s’explique par un phénomène structurel, lié au secteur même de la santé, marqué par les contraintes règlementaires, juridiques, d’homologation, d’accréditation, de sécurisation des données. Conséquence : la santé est de façon générale la dernière à innover, et la santé mentale encore davantage, en raison des freins et tabous évoqués plus haut.  

C’est finalement à la crise sanitaire que l’on “doit” l’augmentation du recours aux différents outils de e-santé mentale. Car si la pandémie de Covid-19 a fortement dégradé la santé psychique des individus partout dans le monde, elle a aussi créé de nouveaux usages chez les patients. Ces derniers se sont davantage saisis des outils offerts par le numérique, à commencer par la téléconsultation. Résultat : en 2021 plus de 120 startups de e-santé mentale se sont créées dans le monde, et les investisseurs en capital-risque ont versé aux spécialistes de la santé mentale et du bien-être un montant record de 5,5 milliards de dollars, soit un bond de 139 % par rapport aux 2,3 milliards de dollars de 2020. 

A présent que les solutions de e-santé mentale sont de plus en plus nombreuses, plusieurs classifications sont possibles.  

  • Par niveau de technologie : des solutions faciles d’accès, facilement reproductibles et diffusables parmi les utilisateurs côtoient des solutions technologiques dites « hard tech », plus complexes et gourmandes en investissements comme en ingénierie. 

  • Par type de public : si quelques solutions s’adressent aux professionnels de santé mentale et d’autres aux aidants, la grande majorité reste à destination des patients, eux-mêmes scindables en sous-catégories : enfants et adolescents, adultes, seniors – par exemple.  

  • Mais la classification la plus pertinente reste le placement des solutions sur le parcours de soin, de la prévention jusqu’ à la curation. En amont du parcours de soin se trouvent les solutions de prévention primaire, secondaire ou tertiaire, de même que les solutions de bien-être mental ou encore de santé comportementale. En poursuivant le parcours vers des fonctions plus curatives, les solutions fournissent une aide au diagnostic, mettent en relation des patients avec un professionnel... jusqu’aux dispositifs permettant de soigner des pathologies identifiées. 

Le modèle économique de ces startups en santé mentale diffère également. On peut déjà identifier 5 façons de se financer quand on adresse une problématique de santé mentale. 

  • Les solutions sans finalité proprement médicale dites de bien-être, à l’instar de Petit BamBou sont auto-financées et/ou financées par des fonds d’origine privée, et fonctionnent souvent selon le modèle “freemium” : une partie des fonctionnalités est accessible gratuitement, et la solution complète est proposée sous forme d’abonnement payant (même si d’autres sources de revenus sont envisageables comme les recettes publicitaires ou la monétisation des bases de données par exemple).  

  • D’autres solutions telles Mon Sherpa, un chatbot d’accompagnement des personnes en souffrance psychique, sont gratuites. Dans ce cas, la solution proposée gratuitement fait parfois office de “produit d’appel” vers des services éventuellement payants, comme le chat avec un thérapeute ou la téléconsultation avec un professionnel de santé. 

  • Les solutions de santé mentale en entreprise, à l’image de mindDay, Lumm, Holivia ou moka.care reposent sur un modèle BtoB. Le payeur final étant l’entreprise qui propose ces services à ses collaborateurs.    

  • Les solutions à finalité médicale destinées au patient, à l’instar de HypnoVR ou ResilEyes Therapeutics, relèvent de la réglementation sur les dispositifs médicaux numériques. Elles doivent faire la preuve de leur efficacité clinique (et donc du service rendu) pour obtenir le marquage CE et présenter un dossier à la Cnedimts pour faire la demande de remboursement, l’évaluation portant sur deux aspects : la santé (au sens clinique) et l’apport médico-économique. Pour l’heure en France, aucun dispositif médical numérique de santé mentale ne semble encore avoir franchi ces deux étapes, mais des démarches sont en cours et ce n’est qu’une question de temps. Car le marché des thérapies digitales est en plein essor et à ce titre, la nouvelle de la préparation d’un plan sur le numérique en santé mentale pour l’automne est très positive. 

  • Autre modèle qui tend à se développer rapidement : celui du partenariat avec des mutuelles ou des assurances santé.  Dans ce cas, la mutuelle offre à ses adhérents la souscription à une solution de santé en complément des services habituels. En élargissant et diversifiant sa gamme de services, elle développe une approche innovante qui lui permet de se distinguer de la concurrence. 

La question du bien-être au travail devient incontournable 

Si de plus en plus de solutions s’adressent directement aux entreprises, c’est parce que le coût du mal-être au travail supporté par celles-ci est très élevé, de l’ordre de 13 340 € par salarié et par an, principalement causé par l’absentéisme et la baisse de productivité afférente. 

Un tiers des Français sont concernés par le stress au travail. Une étude menée auprès de médecins généralistes a par ailleurs montré que lorsqu’ils sont consultés pour des motifs d’anxiété ou de stress, le travail représente la cause principale.  

Les nouvelles organisations du travail et l’ère de la connexion permanente génèrent de nouveaux risques psycho-sociaux. L’état d’alerte permanent dans lequel se trouvent les actifs pèse lourdement sur leur santé mentale. La frontière entre vie professionnelle et vie personnelle n’est plus aussi nette (on parle de “blurring”), et tout le monde ne dispose pas des ressources nécessaires pour y faire face.  

Les questions de bien-être au travail ou de qualité de vie au travail (QVT) émergent en France dans les années 2000. Mais ici encore, il semble que ce soit la crise sanitaire qui a fait bouger les lignes : depuis peu, le terme “santé mentale” est rentré dans le champ lexical de l’entreprise.    

Un sondage PSYCHODON & OPINIONWAY restitué en avril 2021 indique que 76% des collaborateurs estiment que l’entreprise est responsable de la santé mentale de ses salariés, mais que seules 31% des entreprises mettent en place des ressources pour favoriser le bien-être. 

Le panel de solutions offertes aux entreprises désireuses de s’intéresser au bien-être mental de leurs collaborateurs est vaste, de la simple action de sensibilisation jusqu’à la solution de télémédecine prise en charge par l’employeur - sachant qu’elles peuvent être combinées entre elles pour en démultiplier les effets.  

Les tabous et les préjugés entourant la santé mentale étant encore très nombreux, l. L’information et la formation sont utiles à déconstruire et faire bouger les représentations. De nombreux organismes, privés comme associatifs, proposent ainsi des webinaires, ateliers et autres conférences de sensibilisation en entreprise. Pour aller plus loin, une formation de deux jours aux Premiers Secours en Santé Mentale, délivrée par PSSM France, permet de former des secouristes en santé mentale.  

Les solutions de self-help constituent une aide de premier niveau, accessible 24/7 : par le biais d’un site web, d’une appli mobile ou d’un chatbot par exemple. Les plus élaborés de ces outils sont basés sur les principes de la psychologie cognitive ou la santé comportementale, et permettent à l’utilisateur de trouver du soutien face à des symptômes légers, ou en complément d’une thérapie. Citons par exemple Alan Mind ou Mon Sherpa, la solution de soutien psychologique de Qare.  

Les solutions de mise en relation avec des psychologues, coachs, et autres thérapeutes se sont multipliées depuis la crise sanitaire. Si la démarche de consulter relève de l’initiative personnelle, l’entreprise peut malgré tout le faciliter en levant les freins, notamment économiques, à la prise en charge. 

Enfin, pour ce qui relève de la consultation avec un médecin psychiatre, seules les entreprises de télémédecine sont autorisées à proposer la téléconsultation. Qare propose par exemple une offre entreprises consistant dans un programme de santé complet alliant prévention, accès aux soins 7 jours/7 dans une cinquantaine de spécialités médicales, et suivi médical. 

A noter que toutes ces démarches nécessitent une démarche personnelle plus ou moins engageante de la part du collaborateur qui va apprendre à prendre soin de lui et demander de l’aide si nécessaire. Il ne faudrait pas pour autant minimiser le rôle que joue l’entreprise au niveau collectif. Car c’est à elle qu’il appartient de mettre en place une organisation de travail saine, efficace et permettant un juste équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.   

Si les acteurs en présence se renvoient parfois la balle, c’est parce que le mal-être qui s’exprime au travail est multifactoriel. Dans le burnout par exemple, il est communément admis que son origine est à 60% d’ordre organisationnel (donc imputable à l’entreprise), et 40% d’ordre personnel. Si l’évolution est lente, il faut malgré tout admettre que des progrès indéniables ont été accomplis du côté de l’employeur. La prise de conscience que les numéros d’urgence ne suffisent plus, et qu’il est nécessaire d’agir en amont pour éduquer et prévenir, est grandissante. Certaines entreprises s’emparent du sujet avec beaucoup de sincérité et d’engagement dans le cadre de leur démarche RSE, quand d’autres n’ont qu’une vision réactive et court-termiste apparentée à du “mental washing”. 

Il est temps d’accélérer le développement de cet écosystème 

Un premier pas a été fait, des mots ont été posés, des actions ont été entreprises, à l’image des Assises de la santé mentale organisées en 2021. Et cela mérite d’être souligné. Mais cela reste encore très insuffisant. Selon l’OMS, la dépression sera la première maladie au monde d’ici 2030, et les maladies psychiques sont celles qui coûtent le plus cher à la Sécurité Sociale, rappelons-le. Les mesures et les budgets alloués ne sont donc pas encore à la hauteur. 

Côté financement des entreprises qui innovent pour notre santé mentale, la majorité des opérations (68 %) en 2021 ont été réalisée dans des startups en phase d’amorçage, ce qui démontre le manque de maturité du marché. 

En France, à l’exception d’Alan (183 M€), les levées de fonds des acteurs opérant dans le champ de la santé mentale restent modestes à l’image de moka.care (15 M€) ou HypnoVR (4,5 M€). Or il en va de la survie financière des jeunes pousses. Pour celles qui s’engagent sur la voie du dispositif médical et a fortiori sur celle de la remboursabilité, plusieurs années s’écoulent parfois avant la mise sur le marché - années au cours desquelles elles devront engager des démarches coûteuses d’investigations cliniques, de certification ou d’étude médico-économique.  

Si l’écosystème français de la e-santé mentale démontre une belle dynamique avec plus d’une soixantaine d’acteurs recensés, il reste ultraspécialisé, fragmenté, immature, et donc potentiellement fragile. Comme l’a montré une étude de l’Institut Sapiens intitulée “Construire l’Europe de la e-santé - Faire émerger des champions européens de la santé pour résister aux Big Tech étrangères” parue en février 2022, le principal enjeu du marché de la e-santé réside dans l’atteinte d’une certaine taille critique. La facilitation réglementaire est la clé. Sans elle, pas de mise en place d’une politique européenne de la donnée de santé, pas de politique commune de développement, pas de structures d’incubation de l’innovation. Or ce terreau favorable est essentiel à l’émergence et au développement des jeunes pousses pour leur permettre d’atteindre la maturité nécessaire. 

Si les choses ne bougent pas assez vite, les jeunes générations sont, elles, très mobilisées. Elles entendent de plus en plus parler de l’importance d’un bon équilibre corps / esprit et de la notion de santé mentale. De fait, le sujet est devenu moins tabou  et la parole se libère – notamment sous l’impulsion de comptes sur les réseaux sociaux, d’artistes comme Stromae, ou de sportifs comme Simone Biles ou Naomi Osaka. Tous osent désormais parler de santé mentale de façon décomplexée et sans filtre. Dans l’idéal, le sujet devrait être porté à l’école, dès l’enfance. Comme on enseigne l’éducation sexuelle ou civique, il est important d’enseigner à nos enfants – les adultes de demain – qu’il n’y a pas de honte à exprimer ses émotions, ses craintes, ses fragilités, et à demander de l’aide si nécessaire. C’est OK de ne pas être OK ! 

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Vous êtes une startup en santé mentale à un stade intermédiaire de votre développement ? Ecrivez-nous pour accélérer ensemble votre “go-to-market".  

Merci encore au Dr. Fanny Jacq, pour son regard précieux. 

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A propos du collectif MentalTech 

Le collectif MentalTech est le premier collectif français dédié à l’émergence et au développement de solutions numériques en santé mentale. Il est créé en mars 2022 par 7 membres fondateurs : hypnoVR, Kwit, mindDay, PetitBamBou, Qare, ResilEyes Therapeutics, et Tricky. 

Il a vocation à rassembler organismes privés et publics autour d’une ambition forte : répondre à l’urgence de déployer des outils numériques éthiques dans la prévention et la prise en charge de la santé psychique, aux côtés des professionnels de santé.  

www.mentaltech.fr